MUSIQUE AVEC PULSAR OBLIGÉ

(A propos du Noir de l'Etoile, de Gérard Grisey)

JEAN-PIERRE LUMINET

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"L'ombre est une insatiable circonspection étoilée. C'est ce diamant noir que l'âme aperçoit lorsque l'infini affleure."
François Jacqmin

Le Noir de l'Etoile, de Gérard Grisey, est une narration de la rencontre, à une heure précise et en temps réel, entre une étoile mourante qui émet ses derniers signaux, un gigantesque radiotélescope qui l'écoute et six musiciens qu'elle guide. La rotation du pulsar devient rythme tout comme, dans ses narrations architecturales, la lueur irradiante de l'Etoile est devenue place, voûte, décor. A l'instar de l'obscur céramiste mauresque qui cisèle des étoiles et de l'architecte baroque qui lance dans l'espace les ellipses de Kepler, le compositeur interprète l'Etoile.

Le Noir de l'Etoile prolonge donc une utopie millénaire: représenter l'Etoile pour s'en approprier la clarté, la mystérieuse tension et la troublante dynamique. S'en approprier aussi la noirceur, car il est des observateurs perspicaces qui devinent la lumière dans le charbon de la nuit.

TEMPS DES ASTRES ET TEMPS DES HOMMES

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La liaison entre l'infini du ciel et l'harmonie des sons remonte mythiquement à l'Antiquité et aux Pythagoriciens, qui expliquaient la ronde des astres par une théorie dérivées des cordes vibrantes [1]. Au Moyen-Age, la musique figurait dans l'enseignement des disciplines fondamentales du quadrivium aux côtés de l'astronomie, de l'arithmétique et de la géométrie. Leur connaissance était considérée comme indispensable à l'acquisition de la haute culture.

Au XXe siècle, l'astrophysique a quelque peu rendu cacophonique la fragile harmonie des sphères de Pythagore et de Kepler, en dévoilant l'incessante agitation cosmique. Le ciel apparaît aujourd'hui comme un espace de bruits - rythmes, crépitements, longs hululements ou brèves fulgurances. De vastes nuages d'hydrogène se fissurent pour accoucher de nouveaux astres; des étoiles, épuisées d'avoir brillé, explosent en supernovæ; des pulsars cliquètent en tournoyant; des trous noirs engloutissent la matière et la lumière dans des puits sans fond; des galaxies font gicler leur gaz en immenses jets de millions d'années-lumière [2].

On peut s'étonner du nombre restreint de compositions musicales explicitement ouvertes sur le cosmos : voyages dans la Lune de Haydn et Janacek, peplum orchestral de Holst sur Les Planètes; dans Atlas Eclipticalis, pour orchestre de chambre, le malicieux John Cage a utilisé une carte stellaire pour déterminer les hauteurs de notes. Stockhausen cherche le chemin des astres dans Sirius et certaines parties de son monumental Licht. Gérard Grisey, lui, fait chanter les étoiles d'une toute autre manière.

TEMPS MUSICAL ET SIGNAUX ASTRONOMIQUES

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Dans son "Mode de valeurs et d'intensités", Olivier Messiaen a proposé une nouvelle approche du phénomène sonore en termes de quatre composantes: la hauteur (l'espace), la durée (le temps), la dynamique (intensités et nuances) et le timbre. Or, la variation de tout signal au cours du temps reproduit naturellement deux de ces composantes : hauteur et durée. Prenons l'exemple des signaux électromagnétiques émis par les différents astres et captés par les instruments d'observation. Ces signaux variables peuvent être classés en trois catégories : transitoires, erratiques et périodiques. Un signal transitoire se traduit par une brusque montée de l'intensité suivie d'une décroissance. Il ne se reproduit plus par la suite. Appartiennent à cette catégorie les bouffées de photons et de neutrinos émises dans les explosions d'étoiles massives, ou les brefs sursauts de rayonnement gamma à la nature encore mystérieuse. Les signaux erratiques sont ceux qui se reproduisent à intervalles irréguliers, tels ceux engendrés par les éruptions solaires ou les perturbations de la magnétosphère de Jupiter. Enfin, les signaux périodiques se reproduisent à intervalles réguliers. L'exemple le plus frappant est celui des pulsars.

Entre 1982 et 1986, Gérard Grisey enseignait la composition à l'Université de Berkeley, en Californie (où, quelques années plus tard, je devais moi-même séjourner comme chercheur au département d'astrophysique). Il y rencontra un astronome qui lui fit écouter un "enregistrement" de divers sons cosmiques : éruptions solaires, orages magnétiques, pulsars. Entendons bien la métaphore : les ondes acoustiques ne se propagent pas dans le quasi-vide interstellaire. Ce sont les ondes électromagnétiques - lumière visible ou invisible à nos yeux - en provenance des astres lointains qui jouent le rôle du "son". Le chant du ciel est un chant de lumière. Les astronomes ont des oreilles géantes pour écouter le ciel et enregistrer ses bruits : des télescopes pour capter la lumière visible, des radiotélescopes pour le rayonnement radio; ils ont lancé en orbite, au-dessus de l'atmosphère, des détecteurs de rayonnement infrarouge, ultraviolet, X et gamma. Si l'oeil humain ne perçoit que deux octaves de rayonnement électromagnétique, les instruments modernes en détectent cinquante-deux. Le "magnétophone" de l'astronome embrasse aujourd'hui tout le spectre. C'est comme si l'on pouvait simultanément écouter tous les sons de la planète: un arbre qui craque dans la forêt de Sibérie, un robinet qui fuit dans un appartement de San Francisco ou une sagaie qui siffle dans une vallée de la Nouvelle Guinée...

LES PULSARS, MéTRONOMES CéLESTES

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En juillet 1967, une jeune astronome anglaise détecta par hasard dans le ciel un signal radio présentant des impulsions périodiques espacées de 1,337 301 130 seconde. L'astre fut baptisé CP 1919 (Cambridge Pulsar, d'ascension droite 19 h 19 min). Aussitôt, l'incrédulité s'empara de la communauté scientifique : là bas, au fond du ciel, quelque chose battait la mesure avec une régularité de métronome. Les temps d'arrivée des impulsions étaient si réguliers - au milliardième de seconde près - que pendant quelque temps on crut qu'il s'agissait d'un message envoyé par une civilisation extraterrestre, à destination des autres peuples de l'univers.

Quelques mois plus tard, les astrophysiciens dévoilèrent une vérité tout aussi surprenante : les signaux étaient émis par des pulsars, fantastiques résidus compacts engendrés dans les explosions de supernova qui ont jadis désintégré les étoiles massives.

Pourquoi de telles explosions ? Une étoile, comme le Soleil le fait actuellement, brûle d'abord de l'hydrogène dans des réactions de fusion thermonucléaire, puis fabrique une gamme successive d'éléments de plus en plus lourds, jusqu'à atteindre le fer, l'élément le plus stable de la nature - donc inapte à fusionner pour en créer d'autres. C'est alors que la catastrophe a lieu. Le coeur de l'étoile, désormais incapable de soutenir son propre poids en dégageant de l'énergie nucléairee, s'affaisse sur lui-même en une fraction de seconde. Il forme un objet cosmique d'une extrême densité, sur lequel l'enveloppe stellaire, comme une vague sur une jetée, rebondit et rejaillit de toutes parts. C'est l'explosion de supernova.

Le noyau dur formé au centre est presque exclusivement composés de neutrons (avec les protons, constituants fondamentaux des noyaux atomiques). D'une masse comparable à celle du Soleil mais d'un rayon de 10 km seulement, l'étoile à neutrons est d'une densité folle : 100 000 milliards de fois celle de l'eau. Autrement dit, un dé à coudre d'une telle matière, ramené sur Terre, aurait le poids d'une montagne !

Les étoiles à neutrons sont de gigantesques toupies aimantées. Des toupies, car au cours de leur formation, leur vitesse de rotation a considérablement augmenté. Certaines pivotent sur elles-mêmes plusieurs dizaines de fois par seconde. Des aimants aussi, car leur champ magnétique est mille milliards de fois plus grand que celui de la Terre. Les lignes de force magnétique d'un pulsar canalisent les particules électrisées de l'espace interstellaire le long de son axe magnétique, ce qui permet l'émission d'un faisceau de lumière tournant en même temps que l'étoile, à la façon d'un phare cosmique. A chaque tour, le faisceau balaye la ligne de visée de la Terre et les astronomes enregistrent une pulsation lumineuse. D'où leur nom de pulsars.

TREMBLEMENTS D'éTOILES

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En vingt-cinq ans, plus de quatre cents pulsars ont été découverts, tous battant des cadences rapides et presque inflexibles. On en a par exemple découvert un, accomplissant trente-trois tours par seconde, dans la nébuleuse du Crabe, reste d'une supernova vue par un astrologue chinois en 1054.

La rotation d'un pulsar se ralentit lentement au cours du temps, à mesure qu'il dissipe de l'énergie (les pulsars jeunes tournent donc en général plus vite que les anciens). Outre ce lent ralentissement, un autre phénomène peut modifier de façon plus abrupte leur vitesse de rotation : ce sont les glitches (terme anglo-saxon désignant un incident subit et imprévisible dans le fonctionnement ordinairement parfait d'un appareil électronique). Les glitches diminuent la période de rotation d'un pulsar d'un millionième de seconde en l'intervalle de quelques jours, après quoi le pulsar s'établit dans un nouvel état stable. Les glitches s'interprètent comme de véritables tremblements d'étoiles, dus à certaines instabilités qui affecteraient la croûte ou le coeur des étoiles à neutrons. Une étoile à neutrons est légèrement aplatie aux pôles et enflée à l'équateur; en raison des tensions de surface causées par l'aplatissement, des fissures peuvent lézarder sa croûte et déclencher un réajustement brutal vers une configuration plus sphérique. Ce réajustement, de l'ordre du millimètre seulement, met néanmoins en jeu une énergie colossale. Un tremblement de pulsar dégage un milliard de milliards de fois plus d'énergie que les plus violents séismes que la Terre ait jamais connus.

LES GARDIENS DU TEMPS

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En 1982, la découverte d'un pulsar effectuant plus de 600 tours par seconde - vingt fois plus vite que le plus rapide des pulsars jusqu'alors connus - fit sensation. La valeur était très proche de la limite permise. Les lois de la physique interdisent en effet à un pulsar de tourner en moins d'une milliseconde, faute de quoi il volerait en éclats sous l'effet de colossales forces centrifuges. D'autres pulsars "ultra-rapides" ont été découverts depuis. Contrairement à ce que l'on pouvait penser, ces pulsars particuliers ne sont pas très jeunes; il s'agit plutôt de vigoureux vieillards, accélérés à un moment de leur histoire par le subit transfert de matière en provenance d'une étoile compagne. Ces pulsars doubles ont une fréquence de rotation si régulière que les physiciens ont sérieusement envisagé de les utiliser comme garde-temps officiels. N'augmentant que d'un milliardième de seconde par siècle, leur période de rotation présente une stabilité comparable à celle des meilleures horloges atomiques !

LE RADIOTéLESCOPE, MAGNéTOPHONE COSMIQUE

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Dans la tornade électromagnétique délivrée par un pulsar, le rayonnement radio ne représente qu'un chuchotement, mais c'est lui qui est capté à l'aide des grands radiotélescopes. Tenter de comprendre le fonctionnement d'un pulsar revient donc à tenter de comprendre le fonctionnement d'une grosse machine cachée dans une usine en n'écoutant que les quelques bruits sourds qui s'en échappent.

Les radiotélescopes sont des radars perfectionnés conçus pour détecter les signaux radio de faible intensité en provenance des astres lointains. Ils sont constitués de grandes surfaces métalliques, lisses ou grillagées, sur lesquelles les ondes radio se réfléchissent. Des antennes transforment les ondes en signaux électriques. L'énergie collectée est infime ... En cinquante ans d'observations, l'ensemble de l'énergie recueillie par tous les radiotélescopes du monde équivaut à peu près à celle qu'il vous faut pour tourner une page de la revue.

Il faut donc amplifier ces signaux pour les étudier.

Par jeu, des astronomes ont eu l'idée de brancher un haut-parleur à la sortie de leur radiotélescope. La membrane du haut-parleur, excitée par le signal électrique variable, se met à vibrer à l'unisson des forces cosmiques. L'oreille humaine peut alors entendre le chant des pulsars.

Un pulsar ultra-rapide, tournant 440 fois sur lui-même chaque seconde, émettrait la note la du diapason moderne. On connaît actuellement une douzaine de pulsars rapides dont la fréquence de rotation est suffisamment élevée (au-dessus de 50 Hz) pour correspondre à des notes de musique [3]. Quant aux pulsars moins rapides, ils font entendre un martèlement rappelant celui de percussions africaines.

GENèSE DU "NOIR DE L'ETOILE"

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Gérard Grisey est resté quelques mois avec ces sons cosmiques dans l'oreille, imaginant toutes sortes d'utilisations possibles. En eux-mêmes, les sons de pulsars ne sont pas "beaux". On peut en fabriquer de beaucoup plus sophistiqués dans les studios électroacoustiques. Mais Grisey ne voulait précisément ni les manipuler, ni les transformer. Il a aussi éliminé les pulsars trop rapides, correspondant à des notes de musique, pour ne finalement garder que ceux qui tournent assez lentement pour engendrer des tempi assimilables aux percussions.

Grisey m'a ensuite contacté à l'Observatoire de Meudon. Je l'ai présenté au groupe de chercheurs spécialisé dans l'études des pulsars au radiotélescope de Nançay, en Sologne. Nous lui avons fourni une liste des pulsars connus et détectables. L'idée maîtresse de Grisey était née : une partition pour six percussionnistes, bande magnétique et retransmission in situ de signaux astronomiques. L'oeuvre a été commanditée par les Percussions de Strasbourg.

GUEST STARS

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Le Noir de l'Etoile met en scène deux acteurs principaux: des pulsars invités. A deux moments de la partition, les six musiciens font silence pour laisser la voie libre aux sons de pulsars diffusés par une batterie de hauts-parleurs. Ils sont annoncés au début du concert, par un texte lu en voix off, dans le noir - sorte d'avertissement au mystère qui va suivre. La musique les intègre comme des visiteurs étranges, leur proposant des fenêtres d'accès et des silences qu'ils habitent librement. Il n'y a pas tentative d'amalgame, c'est-à-dire de dialogue entre les percussionnistes et les petites étoiles.

La première "guest star" a été enregistrée sur bande magnétique par des radioastronomes australiens, car elle ne peut être observée que dans l'hémisphère sud. Le pulsar se nomme Véla, résidu de l'explosion d'une supernova que les hommes primitifs ont sans doute vue en plein jour il y a 12 000 ans. Il tourbillonne sur lui-même onze fois par seconde.

La seconde "guest star" est captée au moment même du concert par une station de radioastronomie (les signaux étant transmis par lignes téléphoniques). Ce direct avec le cosmos lointain engendre bien entendu une extraordinaire émotion, mais pose de sérieux problèmes de transmission. Les pulsars ne sont pas toujours audibles; ils sont masqués par le bruit d'antenne, les parasites, la scintillation stellaire, etc. Le choix est finalement très limité. Jusqu'à présent, les diverses représentations [4] n'ont fait appel qu'au pulsar 0329+54 (les chiffres indiquent ses coordonnées équatoriales : 3 h 29 mn d'ascension droite et +54deg. de déclinaison). Il effectue 1,4 tour par seconde (quatre-vingt quatre coups à la minute, le rythme d'un battement cardiaque). La supernova qui l'a engendré a explosé il y a 5 millions d'années et ses impulsions radio mettent 7500 ans pour parvenir à la Terre.

Le rendez-vous avec ce tambourineur céleste se prépare avec passion et minutie. Le rythme cosmique doit arriver dans la salle de concert à l'heure juste. Le pulsar n'attend pas les spectateurs pour jouer. Devant la fenêtre d'un radiotélescope à miroir fixe, tel celui de Nançay en Sologne [5], il ne passe qu'une demi-heure. Son passage se décale chaque jour de cinq minutes, et il y a des époques de l'année où le pulsar devient inaudible car il est trop bas sur l'horizon. Le même pulsar peut passer à 6 heures du matin ou 11 heures du soir. Pour cette raison, la création de l'oeuvre, le 16 mars 1991 à Bruxelles, débuta à 17 heures, les signaux du pulsar 0329+54 arrivant à 17 h 46 précises.

Le concert ainsi rivé sur ces horloges lointaines, l'auditeur est relié aux forces cosmiques. Les six percussionistes sont perchés sur des estrades disposées en orbite autour du public. Au firmament luisent des champs lumineux et des velums tendus comme les ailes de grands oiseaux blancs (décors de Claudia Doderer, scénographe allemande). Pas de chatoyante fresque lumineuse : à part le noir et le blanc, les couleurs sont limitées au rouge et au bleu, parce que ce sont les couleurs des étoiles. Et de cette forge mystérieuse émergent les implacables crépitements de Véla ou les lourds battements de coeur de 0329+54, danses et chants de la mort joués à plusieurs milliers d'années-lumière par des astres moribonds.

NOIR DE L'ETOILE ET MUSIQUE SPECTRALE

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Le Noir de l'Etoile est une oeuvre essentiellement rythmique et spatiale. La hauteur des peaux, des bois et des métaux, schématisées à l'extrême et vite repérées par l'oreille, autorisent une concentration aiguë sur la structure temporelle. Toute l'organisation de la partition provient des vitesses de rotation et des timbres engendrés par des pulsars choisis dans le catalogue. Ces rythmes ne jouent pas vraiment le rôle de cellules de base, mais plutôt de véhicules du temps. Les quelques cent-vingt percussions suivent le principe de vie de ces masses sidérales: rotation du son, périodicité, ralentissements, accélérations, irrégularités, brisures. Le discours musical oscille en permanence entre ces pôles, se frayant un chemin entre le semblable et le différent, tendant toujours vers l'intérieur même du son. Ce lent parcours de la macrophonie vers la microphonie évoque une machine à dilater le temps, dont l'effet de zoom laisserait peu à peu percevoir le grain du son, puis la matière même.

Les pulsars offrent donc des recoupements évidents avec tout ce qui intéresse la musique spectrale. Cette conception musicale, qui a vu le jour dans les années 1970 sous l'impulsion de Gérard Grisey et Tristan Murail, veut donner une fonction à l'ensemble des phénomènes sonores. Ne pas restreindre, par exemple, le matériau de l'élaboration musicale à un ensemble de notes constituées en gammes diatoniques ou chromatiques, mais utiliser aussi pleinement le spectre des harmoniques d'un son. Une caractéristique majeure de la musique spectrale est l'étirement du son, obtenu par une transposition du microphonique (le spectre des harmoniques) au macrophonique (la synthèse instrumentale). Ce procédé a de puissantes répercussions sur la notion même de temps musical. D'ordinaire, le discours musical s'articule sur des mouvements, des gestes, des signes qui se déroulent tous à la vitesse du langage humain. L'étalement spectral, en permettant d'ausculter l'intérieur même des sons, révèle un temps radicalement autre. Grisey cite fréquemment l'exemple des baleines, des hommes et des oiseaux. Quand l'homme écoute le chant des baleines, ce qui paraît être un immense gémissement étiré n'est sans doute, pour elles, qu'une consonne, de même qu'à l'inverse nous ne percevons les conférences des oiseaux que sous forme de cadences incroyablement rapides et de timbres suraigus.

On voit de plus en plus fréquemment, dans les arts plastiques, l'utilisation un peu gratuite d'une idée force empruntée à la science. Souvent, hélas, l'artiste se contente du concept et les choses en restent là. Les concepts de l'astrophysique moderne - densité, coagulation, entropie, transitions de phase, glitches, etc, sont au contraire en adéquation parfaite avec ceux de la musique spectrale. La musique de Grisey est donc bien à l'image des astres : tour à tour rythmique, violente, lancinante, haletante, resserrée, étirée. Elle fait entendre le grain du son, l'écume de l'espace et du temps incessamment recommencée [6].

Une nouvelle harmonie est enfouie dans cette trépidation de sons et de rythmes : incessante fécondation des étoiles par les étoiles, des sons par les sons. L'astrophysique moderne nous appris que l'univers n'est pas nécessairement confortable. La musique contemporaine non plus ! Mais ce sont notre univers, notre musique; il faut savoir les reconnaître, comprendre leur structure. Puis, à l'écoute, oublier toute analyse, toute dissection, pour ne plus laisser fonctionner que la peau, les nerfs, le coeur. Car, si avec les pulsars on entend battre le coeur de la matière, la vraie question reste, pour l'artiste comme pour le chercheur : y a-t-il autre chose qu'un coeur minéral ?

Jean-Pierre Luminet

astrophysicien à l'Observatoire de Meudon

chercheur au CNRS

Notes

[1] D.Proust : L'Harmonie des Sphères, Dervy-Livres, 1990

[2] J.-P.Luminet : Les Trous Noirs, Le Seuil, Points/Sciences, 1992

[3] Liste des pulsars ultra-rapides :

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Nom du Pulsar Période Fréquence Note

(millisec.) (hertz) approximative

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1744-24A 11.6 86 fa - 2

1620-26A 11.1 90 fa#-2

1516+02B 7.9 126 si - 2

1953+29 6.1 164 mi - 1

1855+09 5.4 185 fa#-1

0021-72A 4.5 222 la - 1

0021-72E 3.5 285 do# 0

0021-72H 3.2 312 ré# 0

0021-72J 2.1 475 la# 0

0021-72K 1.8 555 do# 1

1957+20 1.6 625 ré# 1

[4] L'oeuvre a été créée à Bruxelles (Ars Musica, 16 mars 1991), puis jouée à Strasbourg en création française (Festival Musica, 22 septembre 1991), Huddersfield (Angleterre), Grenoble et Lisbonne. Les interprètes étaient les Percussionnistes de Strasbourg.

[5] Lors de la représentation anglaise, c'est le radiotélescope de Lovell à Jodrell Bank qui a capté les sons, avec une sensibilité supérieure à celle du radiotélescope français de Nançay. De plus, ce radiotélescope étant orientable, les contraintes horaires étaient moins sévères. Il est intéressant de noter que ces "excursions culturelles" n'interfèrent pas avec les programmes scientifiques du télescope. En effet, les radioastronomes tournent de façon routinière leur télescope vers divers pulsars pour vérifier leur chronométrage et observer les variations du milieu interstellaire traversé par les ondes radio. Le concert n'est donc qu'une façon de faire coïncider ce pointage de routine avec une représentation musicale.

[6] cf. la composition de Gérard Grisey, "Le temps et l'écume" (1989) pour 4 percussions, synthétiseur et orchestre de chambre


Appendice : Structure du "Noir de l'Etoile"

1. Introduction.

Texte original de J.-P.Luminet dit par voix-off spatialisée

2. Percussions de Strasbourg disposées autour du public et sonorisées.

Naissance d'une pulsation sonore lumineuse.
Rotations, périodicités, accélérations, décélérations.
Découverte de l'espace acoustique et visuel.
Lent parcours de la macrophonie à la microphonie.
Attente de l'"objet céleste"

3. Première fenêtre.

Transmission du Pulsar de Véla diffusé et spatialisé par 12 hauts-parleurs disposés autour du public.

4. Contamination de la vitesse du pulsar aux percussionnistes.

Rotations, irrégularité, rapidité.
Jeux de rythmes de lumière et d'espace.

5. Deuxième fenêtre.

Arrivée en direct du pulsar 0329+54 capté par le radiotélescope et spatialisé par les 12 hauts-parleurs

6. Interruption brutale par les percussionnistes.

Découverte d'un autre espace sonore : les métaux.
Chaos granuleux, fusion, coagulations, émergences, bouffées rythmiques. Vibrations lumineuses sur les voiles.

7. Troisième fenêtre.

Pulsar imaginaire.

8.Final.

Déchaînement progressif des forces centrifuges sonores et lumineuses. Variations de vitesse et d'accélération.

9. Quatrième fenêtre.

L'instrument-pulsar.