(2). Plusieurs recueils dont Noir Soleil (1993, Le Cherche Midi).
Un roman, Le rendez vous de Vénus, chez J.-C. Lattès.
Poésie 99: Jean-Pierre Luminet, vous êtes poète mais le grand public vous connaît surtout pour vos travaux d'astrophysicien, notamment sur les trous noirs. Quand on veut amorcer un débat entre poésie et science, c'est le mathématicien plutôt que le représentant des sciences exactes qui semble l'interlocuteur privilégié. Comment percevez- vous cette situation ?
Jean- Pierre Luminet:
Jacques Peletier du Mans, au XVIe siècle, répondait déjà,
en poète, dans une brève satire, À
ceux qui blâment
les mathématiques. On ne peut certes que souligner les relations
privilégiées du poète avec le mathématicien
(et le musicien d'ailleurs également). Il s'agit là de pratiques
où la question du langage est déterminante, la recherche
notamment d'une économie maximale au service de l'expression la
plus forte. Il s'agit toujours de ramasser, de condenser une formulation,
de trouver la <<formule >>, l'algorithme en quelque sorte. En mathématiques
comme en poésie, la forme et le fond sont indissociables. C'est
par là sans doute que le poème se différencie de la
prose. La vérité du poème se joue là, même
si elle enferme, comme en mathématiques d'ailleurs, sa part d'inconnu.
P. 99: Yves Bonnefoy - qui a
une formation mathématique- parle quelque part de cet effort de
limpidité qui l'anime lorsqu'il écrit et qu'il compare à
une équation que l'on réduirait à sa <<forme
canonique>>, qui contient toujours 1'inconnue.
J.- P. L.: J'ai toujours, pour ma part, le sentiment quand j'écris un poème, d'un noyau qu'il s'agit de désintégrer, de fissurer. D'une unité qui en se désintégrant engendre une multiplicité, un foisonnement de sens possibles.
P. 99: C'est là un langage
de physicien plus que de mathématicien...
J.- P. L.: J'ai commencé
par faire des études de mathématiques, jusqu'à la
maîtrise. Mais le fait de m'engager dans les recherches en physique
a largement influencé ma démarche de poète. Avec le
recul, je m'aperçois que l'évolution de ma poésie
est liée à ce choix. Avant les années 80, ma poésie
était linéaire. Je jouais moins avec la polysémie
du texte. Mon poème était, en somme, peu spatial. En même
temps je refusais de voir des liens entre le poète et le scientifique
en moi. Je me méfiais - et je me méfie toujours aujourd'hui
- des amalgames, des confusions hâtives, des glissements conceptuels
qui ne servent ni les sciences ni la poésie. La physique et l'astrophysique,
ma passion pour les univers chiffonnés, les trous noirs enfantés
par la géométrie non euclidienne et la gravitation relativiste,
j'en retrouve la présence active dans mon écriture depuis
ces années 80, dans ma découverte et mon exploration des
propriétés, des virtualités spatiales du poème.
P. 99: C'était là
rompre avec toute une conception de la poésie considérée
comme un art du temps (on pense ici à la fameuse opposition classique
établie par Lessing entre poésie et peinture, art du temps
et art de l'espace).
J.- P. L.: J'ai toujours
pensé que l'espace était plus riche que le temps réduit
à deux modalités expressives: linéaire et circulaire.
Même dans le domaine musical où le temps est si déterminant,
je suis sensible à l'espace, l'expansion spatiale du son autant
que sa notation dans l'architecture de certaines partitions. Je suis fasciné
par des oeuvres comme les
Archipelsde mon ami André Boucourechliev,
mais aussi par ces blocs de notes qui composent sur le papier comme les
îles d'un archipel en effet. Quant à l'espace du poème,
de mon poème, je le conçois comme un espace topologique.
J'aime découvrir
- chez Mallarmé par exemple - des poèmes qui présentent
une riche expression spatiale et peuvent être pénétrés
de multiples façons, d'une manière que connaît bien
la topologie qui classe les espaces en fonction de leur forme globale et
les déduit les uns des autres par déformation continue.
P. 99: Ne peut-on faire là
également une expérience du sens, du sentiment de totalité,
d'unité qui implique une perception proprement poétique de
l'univers ? Valéry demandait au poème qu'il lui procurât
une << sensation d'univers >>.
J.- P. L.: Il est certain que cette sensation de totalité
est première, qu'elle est à l'origine de mon émotion
poétique comme de cette passion aussi que j'ai conçue pour
la cosmologie. C'est d'ailleurs cette intuition du tout qui empêche
encore celle-ci, aux yeux de certains, d'accéder au statut de science,
en vertu du réquisit selon lequel il ne peut y avoir de science
du Tout. Même si, on le sait, il n'existe pas de bonne définition
de l'univers, on ne peut s'empêcher d'interroger son sens. Le sens
nous déborde plus qu'il nous échappe.
P. 99: Cette sensation d'univers
à l'origine de votre double démarche d'astrophysicien et
de poète, pouvez- vous l'évoquer plus précisément
? N'a- t- elle pas pris, par exemple, un jour le visage d'une émotion
déterminante, et que vous considérez encore aujourd'hui comme
telle ?
J.- P. L.: J'étais à Cavaillon, j'avais
une quinzaine d'années. Je venais de lire une encyclopédie
d'astronomie publiée chez Bordas, d'une grande aridité de
présentation quand, soudain, à la dernière page de
l'ouvrage où se trouvait résumé un exposé de
la Relativité Générale, et notamment de l'idée
d'espace courbe, je suis tombé sur cette phrase qui m'a stupéfait:
<< L'espace a ici la forme d'un mollusque. >> Plus tard, j'ai étudié
en mathémathiques les grilles de coordonnées souples du <<
mollusque de Gauss >>. Mais je crois pouvoir dire aujourd'hui que cette
phrase a peut- être décidé de ma vocation de chercheur.
Dans le fond, c'est pour expliciter les courbes et les bosses de ce mollusque
que j'ai entrepris mes travaux sur les trous noirs et ces univers chiffonnés
peuplés de galaxies et d'images fantômes. Oui, ma sensation
d'univers m'aura été donnée par ce mollusque d'espace-
temps.
P. 99: Dans votre anthologie
Les
poètes et l'Univers, vous
consacrez un chapitre à <<
L'appel de l'infini >>. Comment réagissez- vous à ce mot
de Bachelard: <<On ne vit pas dans l'infini parce qu'on n'y est pas
chez soi. >> ?
J.- P. L.: Je ne crois pas partager ce sentiment, même
si je comprends qu'on puisse l'éprouver. Cette relation inquiète
à l'univers, cette appréhension négative de l'infini
ne sont pas nouvelles. Elles sont toujours contemporaines de l'effondrement
d'une image unifiée, harmonieuse du cosmos. Je pense au retentissement
d'une telle situation dans la poésie d'un John Donne, par exemple,
à son << Anatomie du monde >> dans le Premier Anniversaire,
à
cet émiettement infini du monde << retournant à l'état
des atomes >> dont il s'inquiète. Mais je pourrais évoquer
aussi Laforgue qui vit pourtant à une époque où la
conception d'un espace infini s'est imposée, mais qui, par une projection
cosmique de son mal- être personnel, s'alarme d'une souffrance à
proportion infinie.
Je comprends cela mais je me sens plus proche des poètes
de la plénitude infinie (et non de l'espace vide et mort de Newton):
Whitman, les Romantiques allemands, Jean-Paul Richter en particulier, à
qui le voyage dans un univers infini inspira
La Comète,un
chef- d'oeuvre de spontanéité créatrice. Sans doute
peut- on distinguer deux types de sensibilité poétique, l'une
réceptive à la totalité finie, l'autre à la
fragmentation, aux flux des choses: Parménide et Héraclite
que j'aimerais réconcilier. Car - est-ce parce que ma formation
mathématique précéda ma formation de physicien ? -
je me sens à l'aise dans ma maison infinie, pour répondre
à Bachelard. Je fabrique des modèles d'univers chiffonnés
qui sont finis mais qui donnent cependant l'illusion d'être infinis;
tandis que dans mes poèmes je tente d'édifier, comme Claudel,
ma <<maison fermée >>, mais une maison où l'infini
pourrait rentrer, lavé du mépris inquiet où le tenait
le poète des Cinq Grandes Odes.
P. 99: Votre prochain recueil
à paraître bientôt aux éditions du Cherche Midi
s'intitule Itinéraire céleste.
Comment situez- vous
ce dernier livre dans l'<< itinéraire >>, précisément,
qui a été le vôtre en poésie jusqu'à
présent ?
J.- P. L.: Il n'y aura rien de mystique dans mon Itinéraire
céleste.J'y verrais plutôt la fin de la schizophrénie
volontaire et têtue que je m'étais jusqu'alors imposée,
et qui me faisait considérer les deux pôles intellectuels
de ma créativité - science et poésie - comme parfaitement
étrangers 1'un à l'autre, voire antagonistes. Mes précédents
recueils exprimaient la pure émotion individuelle, perçue
dans ma seule sensibilité et sans référent extérieur.
Mon prochain recueil mettra l'inépuisable flux et reflux de l'espace
intérieur en résonance poétique avec celui de l'espace
cosmique. Nul apaisement: harmonie et désordre continueront de se
partager ces espaces. Mais l'itinéraire céleste sera celui
de mon imaginaire poétique s'envolant vers une forme élargie
de l'expression littéraire.
Meudon, mai 1999, propos recueillis par Pierre Dubrunquez
La douceur de la danse est passée.
Danse silencieuse
Ivresse du mouvement circulaire, légèrement
embarrassée par les irrégularités célestes.
Le moins chaud tourne autour du plus chaud, à
juste distance.
L'apanage des êtres vivants est le mouvement volontaire
Et l'irruption est un bris de clôture.
L'espace est plein comme une petite chambre.
Aussi loin qu'il porte, nous trouvons des soleils
et toute sensation excitée, les membres de nos
corps animaux
se mouvant le long des filaments solides
de nos nerfs...
Ces rapprochements sans heurts, ces noeuds dénoués,
cette confusion aussitôt démêlée...
d'autres glissements se produisent
et nos nuits rayonnent d'une splendeur inconnue
Ce qui semble noir, muet, se comble de son et de clarté.
La lumière forme avec tes mèches des rets
infinis, qui lient toutes
les parties de mon univers et les
désirs en sont les noeuds.
Riche en corps noirs invisibles, feutrée de nébuleuses
obscures qui
absorbent l'excès de mes rayons
ta ténèbre est féconde
Son eau noire, du sépulcre dissous
vagues lourdes et suffocantes
corps plus pâle que tous les ors imaginables
Le vide est un creux psychologique
Unité indéfiniment rompue par une dispersion
nouvelle.
Était- ce un soleil de feu ? Non, un globe obscur,
terraqué
mais environné d'un éther
raffiné
Le corps est donc obscur.
Pour une raison logique les petits corps obscurs tournent
autour des étoiles.
Voilà ce qui détermine les courbes et les
formes
L'attraction n'est pas une loi d'amour: c'est une chaîne.
Rotation, perpétuel recommencement
La lumière visible elle aussi est un trou
une faille
une diminution de quelque chose d'autre.
Et moi si joyeusement accueilli par ces gemmes de lumière
vivante
qui forment couronne autour de toi
demeure un étranger dans ton espace.
poème extrait de Itinéraire cé/este, à paraître aux éditions du Cherche Midi
Jean- Paul Richter
La plus haute pensée humaine
extrait
Nous sommes à genoux ici, sur cette petite terre,
devant l'Immensité,
devant le monde incommensurable qui est au- dessus de
nous,
devant le cercle lumineux de l'Espace.
Élève ton esprit, et pense ce que je vois.
Tu entends le vent d'orage qui chasse les nuages autour de la terre
Mais tu n'entends pas le vent d'orage qui chasse les terres
autour du soleil,
ni le plus grand qui souffle derrière les soleils,
et les mène autour
d'un Tout caché qui gît dans l'abîme
avec des flammes solaires.
Quitte la terre, monte dans l'éther vide: plane
alors, et vois la terre
devenir une montagne flottante, et joue autour du soleil
avec
six autres poussières de soleil;
Des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent
devant toi,
et montent et descendent devant la lumière solaire.
Puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique,
parcourue d'éclairs,
lointaine, faite de soleils cristallisés, à
travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde,
et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante.
Tu peux voler durant des siècles sans atteindre
le dernier soleil
et parvenir, au- delà, à la grande nuit.
Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-
delà l'abîme
et par delà tout ce qui est visible
Et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont
les vagues lumineuses sont des soleils,
dont les gouttes sombres sont des terres, t'environnent,
montent et descendent,
et de nouvelles séries de soleils sont face à
face, à l'orient et à l'occident,
et la roue de feu d'une nouvelle Voie Lactée tourne
dans le fleuve du Temps.
Traduction de Albert Béguin.
Texte reproduit dans les Poètes et l'Univers,le Cherche
Midi éditeur.