Guide de lecture
La mise en mots de la science a commencé dans lAntiquité grecque. En ce temps, les philosophes naturalistes les Démocrite, Héraclite, Platon étaient des maîtres du langage autant que de la pensée. Dans leurs traités sur la nature, raisonnement physique et expression poétique allaient de pair. Un sommet du genre a été atteint par Lucrèce. Ce poète latin du ier siècle avant notre ère, disciple dÉpicure et de la philosophie atomiste, a laissé une uvre phare, De natura rerum, qui conjugue admirablement le dessein épistémologique et le souci de la forme. Plus encore, Lucrèce a donné à son ouvrage une tournure aussi adéquate que possible au contenu .
Tout au long de lhistoire, cette façon de conter la science a connu ses succès, mais aussi ses critiques virulentes. Certains esprits se croyant " puristes " ont estimé que nulle expression littéraire ne pouvait rendre compte de la subtilité et de la complexité de la pensée scientifique. Pour ma part, jai toujours pensé quil ny avait nulle contradiction entre la tâche du savant et lart de lécrivain. Certes, je connais les limites du langage, de lanalogie et de la métaphore. En ce qui concerne le vocabulaire par exemple, les sciences physiques et mathématiques ont emprunté au langage courant un grand nombre de termes auxquels elles ont donné un sens très précis, souvent éloigné de leur acception commune : espace, champ, onde, chaos, etc. Ces glissements sur les mots de la science ne manquent pas dengendrer des confusions, voire des contresens, dans lesprit du public, ou sous la plume dintellectuels qui nont pas de formation scientifique approfondie .
Mais jai toujours été séduit par lidée que la forme même dun livre puisse refléter dune façon ou dune autre son contenu par son gabarit, sa maquette, son organisation, sa construction littéraire, son rythme, etc.
Le premier livre de " vulgarisation " que jai écrit, consacré aux trous noirs, avait la structure dun roman policier. Il mettait en scène deux protagonistes : la gravitation et la lumière. Cette dernière était " assassinée ", ce qui donnait lieu à une sorte dinvestigation policière sur ce crime peu commun. Comme il se doit, lenquête commençait par une autopsie, décrite dans la partie intitulée " Cadavres exquis ", et se poursuivait jusquà la résolution de lénigme, dans une partie finale baptisée " La lumière retrouvée ". Je dois admettre que cette construction est passée inaperçue, hormis auprès de rares lecteurs. Aussi suis-je tenté dexpliquer en préambule la construction particulière du présent ouvrage et den proposer un " guide " de lecture.
Ce livre traite de la topologie de lUnivers, sujet aux ramifications multiples qui obligent à faire des incursions dans lhistoire des idées, les mathématiques, la physique, lastrophysique, les concepts philosophiques, voire les références artistiques. Le lecteur pourrait avoir quelque difficulté à suivre le fil conducteur si celui-ci se dévidait dun bloc unique et linéaire. Jai donc opté pour une construction arborescente, en dotant louvrage dune structure de " graphe ". En mathématiques, un graphe est un ensemble visuel déléments mis en correspondances mutuelles à laide darcs, de flèches, de boucles, etc. Or, comme nous le verrons avec la devinette des ponts de Königsberg, la théorie mathématique des graphes est fille de la topologie ; elle permet de résoudre des problèmes complexes à partir de représentations graphiques simples.
La première partie constitue le tronc principal du graphe. Son matériau emprunte largement à une conférence de vulgarisation que jai maintes fois donnée sur le sujet. Jy expose mes réflexions, et la succession logique des idées et des concepts fait progresser sans à-coups de la naïve interrogation initiale sur la forme de lespace aux considérations les plus sophistiquées sur la topologie cosmique, les modèles despace chiffonné et leurs approches expérimentales. Les autres chapitres peuvent être vus comme les branches du graphe, qui apportent des éclairages et des approfondissements particuliers sur divers points du parcours principal. Comme un graphe peut contenir des boucles et des croisements, comme il peut être parcouru en de multiples sens, lexploration de ces ramifications peut être tentée à plusieurs moments de la lecture. Le plus simple est de sy rendre dès quun " point de sortie " possible est indiqué dans le chapitre principal ; libre au lecteur de revenir ensuite au tronc, ou de flâner de branche en branche, dans larborescence du sujet. Libre à lui aussi de nexplorer aucune branche avant davoir entièrement gravi le tronc principal.
À Syracuse, dans la Sicile grecque du IIIe siècle avant lère chrétienne, le roi Hiéron engageait Archimède à tourner son art des choses purement intellectuelles vers les objets sensibles, à rendre ses raisonnements accessibles aux sens et palpables au commun des hommes. Je serais comblé si cet opuscule, consacré à un sujet jamais traité à ce niveau de divulgation, parvenait à ce but.
§1 Le mollusque universel
Et toi, douce Espace,
Où sont les steppes de tes seins, que jy rêvasse ?
Jules Laforgue.
Quelle est la forme de lespace ? Cest lune des questions qui mintriguent le plus depuis trente ans. Plus précisément depuis un chaud après-midi dété qui reste gravé dans ma mémoire. Adolescent, je lisais dans mon jardin inondé de soleil une encyclopédie dastronomie destinée au grand public. À la fin de louvrage, des pages plus techniques introduisaient les notions de relativité générale et despace courbe. Je ne comprenais rien, mais jétais fasciné. Un certain Albert Einstein avait démontré que lespace et le temps nétaient pas aussi simples que ce que nous souffle lintuition géométrique Une phrase avait surtout piqué ma curiosité : il était dit que, dans un champ de gravitation, le continuum despace-temps nétait plus euclidien, cétait un " mollusque de référence ". Une image très forte sétait aussitôt formée dans mon esprit. À la saveur des mots sajoutait leur valeur métaphorique : le " mollusque despace-temps " fit naître dans mon imaginaire la vision pittoresque dun immense escargot cosmique à la peau striée de lumière, variée en courbures et en galbes. Dès lors, je nai eu de cesse dexpliciter cette étrange affirmation : quel est ce mollusque universel ? Et je nai plus jamais contemplé du même il les beaux cieux étoilés de ma Provence natale. Ce nétaient plus les myriades détoiles coulant dans la Voie lactée comme des rivières de diamants qui mintriguaient, cétait ce quil y avait autour, cétait lespace. Ce nétait plus le contenu, mais le contenant qui faisait se bousculer les questions : cet espace impalpable qui contient les étoiles a-t-il une texture ? est-il plat, cabossé, courbé, plié, lisse, rugueux, granuleux ? est-il fini, infini ? a-t-il des extrémités, des trous, des poignées ? Et puis, quest-ce que cela signifie au juste de dire que lespace a une forme ?
Cest à cette époque que jai résolu de mintéresser non pas tant à lUnivers tel quil est, mais à lUnivers tel quil pourrait être, en restant dans les limites de la physique " raisonnable " (dans le cas contraire, toutes les fantaisies seraient permises et il ne sagirait plus dun travail scientifique). Il ma fallu plusieurs années avant de commencer à mettre du contenu rationnel dans ce mollusque à consonance poétique. Pour le sens commun, il est courant de penser lespace comme une sorte de réceptacle vide, dépourvu de forme, accueillant les corps matériels. Certaines vues philosophiques ont tenté de " donner chair " à ce réceptacle en lenvisageant plutôt comme un matériau, une substance éthérée qui contiendrait et imprégnerait tout à la fois les corps. Pour un scientifique, les questions sur lespace ne sont pertinentes que si des mathématiques lui donnent sens. Or, ce nest quaujourdhui que les mathématiques sont suffisamment outillées pour poser de " bonnes " questions sur lespace et, le cas échéant, nous aider à les résoudre. Si elles ne nous enseignent pas que lespace " existe " nécessairement en tant que réalité objective (cette question continue de relever de la philosophie), du moins lui confèrent-elles une existence en tant que structure, définie par des symétries et des formes. (∆ La symétrie)
Létude des formes est une science en soi qui se rattache à la géométrie. Les géomètres ont lhabitude de jongler avec des espaces qui défient le sens commun. Des espaces qui possèdent onze ou quatre-vingts dimensions, des espaces qui sont indéfiniment lisses ou, au contraire, discontinus, des espaces qui sont criblés de trous, qui ont des bords ou se terminent brutalement par des points anguleux. Mais ces espaces abstraits nont guère de rapport avec lespace physique. Dailleurs, si lon y songe, même les objets géométriques les plus élémentaires, entrés dans la langue de tous les jours, sont des abstractions : le point comme élément sans dimension, la ligne comme ensemble de points, le plan comme étant formé de lignes et le volume comme agrégat de plans rien de tout cela nexiste dans lUnivers " réel ". Mais alors, cet Univers " réel " qui contient les objets matériels, les créatures vivantes, les étoiles, les galaxies, les ondes, les rayonnements, que peuvent en dire le physicien, le mathématicien, lastronome ? A-t-il commencé ? est-il éternel ou éphémère ? Lespace est-il fini ou infini ?
Lorsque jai commencé à minterroger sur la nature, la grandeur et lorigine de lUnivers, jignorais que ces questions faisaient partie de celles que lhomme se pose depuis fort longtemps. Dans presque toutes les cultures, philosophes, savants ou artistes y ont apporté des explications variées, qui ont en outre évolué au cours de lhistoire. Si la cosmologie moderne et les modèles de big-bang qui en découlent connaissent actuellement un tel succès public, cest parce quils cherchent à y répondre partiellement, en combinant raisonnements mathématiques, modélisations physiques et observations astronomiques (∆ Questions cosmiques). Après un siècle de progrès remarquables, les cosmologistes sont sur le point délucider certaines de ces énigmes. En particulier, je mattacherai à montrer ici comment, avec un peu de géométrie et des télescopes perfectionnés, nous espérons parvenir à mesurer, au cours des prochaines années, la grandeur et la forme de lespace.
Espace et Univers
Jusquici, jai parfois utilisé le mot " Univers " en lieu et place du mot " espace ". Cette assimilation est courante dans le vocabulaire de tous les jours. Pourtant, elle est illicite. Il convient de préciser les distinctions entre espace mathématique, espace physique, espace-temps et Univers.
Un espace mathématique est un ensemble dobjets sur lequel est définie une structure (par exemple un ensemble de points entre lesquels on définit une distance). Il y a autant despaces mathématiques que de structures possibles, cest-à-dire une infinité, qui ne saurait être épuisée par limagination humaine. Jusquau xixe siècle, le seul espace mathématique connu était lespace euclidien, dont la structure géométrique découle de postulats posés par Euclide dans lAntiquité, et dont nous avons tous appris les règles élémentaires sur les bancs de lécole.
Lespace physique, au contraire, est unique. Si lon en croit la définition du dictionnaire, cest " létendue indéfinie qui contient les corps matériels ". Dans lacception commune, cest lespace de la conquête, celui dans lequel vogue le vaisseau Enterprise de la série Star Trek. Mais affirmer que cet espace possède un certain nombre de dimensions, en loccurrence trois, quil est fini ou infini, quil est plat ou courbé, etc., na rien dévident ! La raison en est que notre espace perceptif est a priori distinct de lespace physique . Le physicien cherche justement à décrire cette étendue indéfinie quest lespace au moyen dun modèle géométrique. Comme nous le verrons plus bas, plusieurs modèles sont possibles : la description obtenue dépend notamment du degré de finesse avec lequel lespace physique est analysé.
Lespace-temps est une entité théorique qui réunit un espace géométrique à trois dimensions et le continuum temporel à une dimension. Cest donc un espace à quatre dimensions muni dun certain nombre de structures possibles (généralement non-euclidiennes), qui sert de cadre de travail aux théories de la relativité. ( Les géométries non-euclidiennes)
LUnivers, par définition, est lensemble de tout ce qui existe. En relativité générale, il est modélisé par une association complexe regroupant le contenant et le contenu, cest-à-dire lespace, le temps, mais aussi lénergie sous toutes ses formes (matière, lumière, énergie du vide). LUnivers relativiste, cest lespace physique tissé par le temps et gravé par la matière. À ce titre, certaines assertions cosmologiques qui assimilent lUnivers à sa seule composante spatiale par exemple affirmer que " lUnivers est plat " peuvent induire le lecteur en erreur. ( LUnivers est-il plat ?)
Reste la notion dUnivers observable, que je serais tenté dappeler " univers " sans majuscule. À la différence de lUnivers, espace-temps-matière dans son entièreté qui na vraisemblablement ni centre ni frontières, ni intérieur ni extérieur, lunivers observable est centré sur lobservateur terrestre et il possède des frontières. Toute investigation astronomique nous plonge en effet dans le passé, puisque linformation nous parvient par lintermédiaire de rayonnements (électromagnétique, gravitationnel) ou de particules (neutrinos, rayons cosmiques) voyageant à vitesse finie. Mais cette remontée dans le temps se heurte nécessairement à une limite correspondant à une époque où aucune source de rayonnement ne sétait encore formée. Lunivers observable nest donc quune portion de lespace-temps, délimitée par un " horizon cosmologique " : cest lintérieur dune sphère centrée sur nous, dont le rayon est denviron quinze milliards dannées-lumière. Au cours de lexpansion cosmique, cet horizon sphérique augmente de rayon à la vitesse de la lumière.
Gardons présentes à lesprit ces différentes acceptions. Il est probable que, dans la suite de ce livre, jutiliserai encore ponctuellement le mot " univers " (avec minuscule) au lieu du mot " espace ", mais par simple commodité de discours, et uniquement là où aucune erreur dinterprétation ne risque de sensuivre.