La cosmologie est-elle une science ?

Débat entre Jean-Pierre Luminet et Christian Magnan, astrophysiciens

Paru dans Pour la Science, vol. 189 page 8 (juillet 1993)

Y a-t-il une origine et une fin des choses ? Est-il interrogation plus fondamentale ?

Dans certaines mythologies, le monde est créé à partir de rien, par le souffle divin, et dans d'autres, l'Univers est cyclique. Les philosophes anciens incluaient dans leur système du monde des hypothèses du type: l'Univers est fini ou l'Univers est infini. Aujourd'hui, la science est presque en mesure d'éliminer ce type d'hypothèses. Il y a une quarantaine d'années, la cosmologie est devenue scientifique, rassemblant une communauté de physiciens passionnés par une approche rationnelle du cosmos. Les observations, et les modèles qui les expliquent, renouvellent des interrogations philosophiques et métaphysiques aussi vieilles que l'humanité. "Ils amènent le physicien, dit Jean-Pierre Luminet, à s'intéresser à des questions fondamentales. Qu'est-ce que l'espace ? Qu'est-ce que le temps ? Qu'est-ce que la matière ou la lumière ?"

"Bel et bon, remarque Christian Magnan, mais il faut insister sur le fait que le scientifique établit des modèles mathématiques, c'est-à-dire un système d'équations - la carte - et qu'il prétend expliquer le monde - le territoire. Il y a loin de la carte au territoire ! Notamment parce que les formidables extrapolations de lois nécessairement erronées introduisent de terribles incertitudes. Il n'y aura jamais identité entre les équations, produit de notre cerveau et le monde tel qu'il est et surtout, a été."

"Il y a néanmoins des réalités qui précisent la nature du territoire, affirme Jean-Pierre Luminet. La cosmologie scientifique est née au début du siècle, avec la mise en fonction du télescope du mont Wilson. Ce télescope a permis, notamment à Edwin Hubble , de mesurer le mouvement des galaxies. Nous nous sommes alors rendu compte que la Voie lactée n'était qu'une galaxie parmi d'autres. Et ces galaxies s'éloignaient les unes des autres proportionnellement à leur éloignement. Ce fut la première observation de l'évolution de l'Univers qui permettait de remonter le film; d'autant qu'à la même époque, les équations de la relativité d'Einstein permettaient aussi de représenter l'évolution de l'Univers. Bien sûr il faut faire des simplifications, mais elles semblent raisonnables."

"Je maintiens, dit Christian Magnan, que, dans la floraison des théories actuelles, le contact avec la réalité se perd. Prenons l'exemple de l'univers infini. Aucune expérience ne nous permettra de dire si l'Univers est réellement infini ... Si une théorie indique que l'Univers est infini, cela ne me dérange pas, mais comme ce n'est pas testable, cela n'a, pour moi, aucun sens. D'autant que de bons modèles d'Univers fini, mais courbe et sans frontières, n'ont pas été invalidés. Quand on me dit "Univers infini", je rejette ce fantasme."

"Vrai, acquiesce Jean-Pierre Luminet, d'autant que je pense que toute la démarche de la physique consiste à éliminer les infinis. La topologie de l'univers reste difficile à saisir, d'autant que les mathématiciens ont découvert des univers bizarres et l'on peut imaginer des univers fermés dans l'espace et pas dans le temps... Revenons aux réalités : l'extrapolation des équations et des mesures nous apprend que l'Univers était, il y a environ 15 milliards d'années, extrêmement chaud et dense. C'est ce que l'on appelle le Big Bang. Rien ne nous permet de dire que cette extrapolation coïncide avec le début de l'univers, d'autant que notre méconnaissance des lois qui régissent la matière à ces concentrations et ces températures ne nous permettent pas de remonter plus avant."

"J'ai l'impression qu'il faudra beaucoup plus qu'un bricolage d'équations pour franchir cette limite, note Christian Magnan. Nous sommes dans une situation analogue à celle qui existait avant l'avènement de la mécanique quantique : on ne savait alors pas pourquoi la matière était stable, puisqu'un électron et un proton de charges opposées devaient s'attirer jusqu'à s'effondrer sur eux-mêmes. On était confronté à un infini incompréhensible. Il a fallu élaborer une théorie quantique complètement nouvelle. Nous n'avons pas en cosmologie la moindre idée de la nouvelle physique nécessaire. Peut-être surgira-t-elle de la réunification de la mécanique quantique et de la théorie de la gravitation, mais nul ne peut le dire ..."

Selon Jean-Pierre Luminet, "nous n'avons pas encore exploité tout ce que nous savons. Il existe d'autres fossiles de ce que nous appelons le début de l'univers : l'âge des plus vieilles étoiles, le rayonnement cosmologique qui baigne tout l'Univers et dont la température conforte les modèles actuels, l'abondance des éléments légers comme l'hélium, le lithium, le deutérium qui ont été produits dans les trois premières minutes de l'Univers avant d'être partiellement recombinés à des éléments plus lourds dans les étoiles. Les modèles du Big Bang expliquent toutes ces mesures et il n'y a pas tellement d'incertitudes pour que l'on puisse imaginer d'autres modèles."

"Il serait inexact de penser que tout l'Univers est parfaitement décrit même après le Big Bang, note Christian Magnan. Même si l'on souscrit à cette théorie et que l'on pense - je crois avec raison - que les lois de la physique à partir de cette époque sont correctes, on ne sait toujours pas expliquer la formation des galaxies, et plus généralement la structuration de l'univers, en étoiles, galaxies et amas de galaxies.

Hors ces considérations techniques, une difficulté me semble plus importante: on ne peut reconstruire l'Univers dans un laboratoire. Notre Univers est unique. Or la science ne traite efficacement que les catégories d'objets car elle peut en comparer les éléments. La difficulté me semble rédhibitoire..."

"La cosmologie, étymologiquement, est un discours sur l'Univers. Cet Univers, certes unique (il serait difficile de prouver qu'il en est autrement, sourit Jean-Pierre Luminet), reste, dans sa diversité et son unité, un objet d'étude possible. L'astrophysicien a tendance à penser que les questions philosophiques fondamentales, sur sa création, son début, la finitude de l'Univers, sont des questions subsidiaires. Elles sont hors de portée de la véritable cosmologie qui reste scientifique. Soyons optimistes: les limites philosophiques de notre savoir ne sont pas aussi nettes que les acquis résultant des observations et de la théorie..."